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«  C’est la révolution, gros  »

par Sébastien Navarro


Pour piger quelque chose aux Gilets jaunes, il faut prendre l’hypothèse 1789 au sérieux. Sinon on n’y comprend rien. «  Liberté, égalité, fraternité, sur les points de rassemblement c’est ce qui s’y passe en fait. […] On est libres, on est égaux. […] La fraternité c’est complètement fou  », témoigne un Gilet plein de flamme. Les fluos ne sont ni une grogne ni un soulèvement ; ils sont la réactivation, sublimement brouillonne et instinctive, d’un continuum révolutionnaire. Pour fleurer le fluo, il faut donc déchausser ses binocles militantes, clore son bec et être à l’écoute, accueillir le tumulte comme on accueille un orage d’août. Avec humilité et bénédiction parce que toute saucée est bonne à prendre après les langueurs caniculaires.

Vu du ciel, le rond-point d’Aimargues a tout d’une steppe hostile. Peupler, féconder et défendre humainement un lieu aussi inhospitalier et calibré pour les flux des bagnoles a été l’un des défis majeurs des premiers mois. Quand la Gilette répète en boucle qu’elle se «  pèle  », elle dit l’essentiel. À savoir qu’il faut une sacrée trempe pour quitter le nid douillet de son home sweet home et se jeter dans l’inconnu du giratoire. Tenir le feu, tenir le barrage, tenir le péage : les liens d’une socialisation primaire vont se tisser à une vitesse ahurissante. Chez les jaunes, on se fout de savoir qui est qui, l’essentiel étant qui fait quoi et comment on tient tous ensemble. «  On tient un siège ici  ».

Les images fournies par la chaîne fachoccitane Lengadoc Info ne manqueront pas de servir de carburant aux incontournables procès en confusianisme faits aux réalisateurs. Je les vois déjà affublés de l’étiquette rouge-brune, soit le marquage le plus débile et incidemment indélébile de notre époque. Ceci étant, les deux séquences où le journaliste se place au cul des condés au moment des sommations et où il assiste médusé au camion qui vient benner ses gravats pour édifier une énième barricade suffisent et à le situer et à le ringardiser. Sa grille de lecture est aussi dépassée que celle des révolutionnaires professionnels.

Le rapport ambivalent avec les condés mériterait une encyclopédie à lui-tout seul. Les flics sont à la fois l’obstacle entre le «  petit roi  » et nous et ces prolos que l’on aimerait bien voir basculer de notre côté. Ils battent en retraite, on les applaudit ; ils nous gazent, on les traite d’enculés. Sachant que dans ces prémices du mouvement où l’imaginaire sans-culotte joue à fond, les flics sont une force censée être au service du peuple. Soit la tête de pont d’une armée révolutionnaire décidée à chasser le tyran. D’où tout ce travail de «  pédagogie  », discussions et tentatives de fraternisation, engagé par les jaunes pour faire flancher les képis.

Dans le filigrane des barrages filtrants ou bien bloquants : les réseaux sociaux. Caisse de résonance numérique servant autant à documenter qu’à mobiliser. Voir ce jaune qui s’éraille les cordes vocales dans son portable tandis que les casqués progressent : «  Partagez un max s’il vous plaît, partagez un max !  » On filme dans l’urgence pour témoigner, pour montrer l’intime du giratoire, pour contrer les clichés ensauvagés de BFM. On filme pour se compter et évaluer les forces en présence. Les fumées noires et le kevlar. Et quand on est filmé, on dit l’essentiel. Comme Virginie «  On se bat pour notre dignité  ».

Contrairement aux fatigués de la militance, les Gilets ont toujours su garder le moral. Leur chair a beau avoir pris cher, ils cultivent un véritable art de la déconne, y compris dans les situations les plus tragiques. L’humour participe à ce travail d’inter-reconnaissance. Rire est cette connivence qui homogénéise : si on parle pareil, si on rit pareil et raille les mêmes ennemis, c’est qu’on a tout à voir ensemble. «  Ils sont là, ils viennent déloger les anarchistes alcooliques  ».